Proclamation aux voyageurs

Voyageur, tu passes ici la frontière d'une contrée ancienne dont la mousse a abattu les colonnes, dont le lierre a vaincu les coupoles.
Elle n'attend aucun réveil, ne demande aucune aide, n'aspire qu'à disparaître avec les cartes que ses géographes ont conçues et répandues aux coins de l'univers.

Il n'est plus ici de rues richement pavées, de foules armées et fières, les serfs sont morts et les ronces couvrent les champs.
Si tu grattes le sol, sous quelques pieds de terre tu sentiras la pierre, et tu te verras alors marteler de tes bottes les routes menant aux plus riches des palais, aux plus prospères cités qu'il fut donné d'arpenter. Tu verras les marchés, croiseras des troupes armées, verras voler d'ailés vaisseaux couverts d'or et de grenat, distingueras les figures des Dieux dans les temples, les coupoles et les arcades des palais se dresseront devant toi.

Il n'est plus d'empires, il n'est plus d'armées, seuls d'anciens seigneurs mourants errent dans leurs châteaux, ruinés comme eux par le temps. Parfois tu croiseras un vieillard, à l'armure trop lourde pour ses ans, il ne te verra pas, il ne te craindra pas. Car ils s'éteignent les uns après les autres, ne se retrouvant que le temps d'enflammer un bûcher durement dressé.

Il n'est plus ici de richesses à piller, les teintures d'or ont été rongées, les fines armures fondues en obus, les dalles des rues, les linteaux des portes et les voûtes élevées des cathédrales changés en barricades, les reliques des saints données à ronger aux chiens.
Il n'est plus ici d'alliance à chercher, l'oubli a tant atteint la mémoire qu'invoquer la fureur de ses maîtres n'effraiera que des guerriers mourants au fond de leurs hospices ou de pourrissants universitaires, ils sont rongés par les vers, tous ceux qui pourraient craindre !

Il n'y a plus qu'à partir, mais prends garde, si l'envie te prenait même de te recueillir sur les tombes de ceux crevés ici. Car les tourelles ont remplacé les gargouilles sur les murs lors des dernières batailles, car si les corps et les armes sont nombreux, pourrissants, tombés sous la mitraille, car s'il n'est plus ici que les fantômes des seigneurs déchus, eux veillent sur la mémoire de ces temps reclus, et ils peuvent, de leurs maigres, débiles et décharnés corps, pousser les pierres du haut des donjons, fissurer une voûte de leurs ongles arrachés, ou encore, ployant sous le poids, saisir leurs armes et monter au créneau.
Ils agoniseront toujours mais ne mourront jamais, et toujours et partout, en tendant l'oreille, tu entendras prononcer avec ignorance leurs noms dans des paroles de malédiction et de mort.
Crains chaque jour que l'un d'eux ne se réveille, mais, hélas ! ils sont vieux, et ne demandent qu'à mourir en paix, alors il te suffira de rebâtir les murs que tu as abattus pour accéder ici, de replacer les herses et de prendre le large, rappelant à chacun que cette terre est morte et sacrée, et qu'elle n'a plus à être dérangée.